VASSÌLIS ROÙVALIS
LES DAUPHINS
Il arrive que dans nos rêves
La sirène surgit
Chante à nos lèvres
Nous embrasse
Nous les dauphins de la rêverie
(Psychisme natatoire)
III
L'eau telle une lave
coule dans ton sommeil
Désirable cheveux dénoués
satins de couches nuptiales
le bonjour sombrant dans la soie
tu ordonnes à travers des miroirs de cuivre
Le néant dit autrement a des allures d'orage
c'est le vrai présent que je chante
Tu n'as pas cru tu n'as pas vu
de teintures secrètes
de breuvages des saints
Écoutes et drisses dans la nuit
se mêlent aux paroles fortuites
la lune ce soir berce le capitaine
avec la voix de la mère oubliée
Portulans d'armadas génoises
timbales d'argent gravé jarres épices
appellent ta nostalgie
C'est le passé que tu respires
Dans le sanglot du pin
le crépuscule écorche ta peau
Serre fort la croix
de la coupole écroulée
Tu n'as pas cru tu n'as pas vu
les cheveux d'Erophile ennuités
le moût qu'à Syracuse on vendange
Ce n'est pas un miracle
trouble tu apparais sur l'eau
tu renais
L'effleurement virginal est rude
brusque sirocco
Devant ta beauté le paysage s'incline
Ne parle plus de partir
Les heures partent elles partent
Et moi je reste avec les voix
Tu n'as pas cru tu n'as pas vu l'aurore
(Sud)
CINQUIÈME
Un vieil habitant parlait des cyprès,
de leur tranquillité dans le paysage instable,
du mythe qui les relie
à des formes et des notes rudes
émises par un monde lointain
Je veux le croire
et revivre cette foi
L'homme est né pour conter des histoires,
pour justifier son existence
aux yeux de la Vierge noire et de l'enfant
au bégaiement de la nonne brodant l'après-midi devant l'église
entre les cassies et les bougainvillées échevelées
aux promesses évaporées laissant leur sel
sur les roseaux coupés desséchés
aux actes théâtraux sans décor
sinon quelques étoffes,
le deus ex machina
et l'angoisse d'un nous très bref
À chaque enjambée ou ligne d'eau tracée
la sueur à flots, le corps laissé en proie,
souhaits et malédictions sans force,
comme un poème
Voyageant si loin
sur l'horizon,
fragments de Couchants et de Levants
Je m'interroge sur cet essentiel infime
sur les créateurs de chaque jour
Entre les couleurs un calme provisoire
l'illusion des reflets
ce sont la vigne et l'olivier
Les veines qui se resserrent
Le chant oublié, les femmes autrement faites,
— l'abondance —
Je dois vivre ce destin pour juger
Le jeu avec les souffles, les accents
les notes sur le parcours dans l'arrière-pays
Puis le verbe lumineux, le sourire, l'essai du goût...
HUITIÈME
Les voiles demeurent gonflées
Elles gardent encore
la grâce lisse et hautaine,
l'arrogance du large
Quelques mouettes se chamaillent
pour des bouts de pain
tombés des barques
L'arrivée du vapeur inconnu met la jetée en émoi
comme le paroxysme à chaque tentative
de littérature, l'impasse tragique du créateur
face à l'œuvre qu'il s'impose d'achever,
la responsabilité de l'esprit,
l'angoisse de formuler d'éternelles questions
À distance de souffle s'approche
la coque de bois son odeur intense
qui sait l'épreuve impitoyable, le point extrême par elle atteint
(Se sacrifie-t-on, vraiment, pour le fantôme de son présent ?)
Le vrai silence est un refuge
L'inconnu touche à la volupté
Devient destination secrète révélation
Bientôt suivent les réponses et les humaines faiblesses
Ce matin se dessine, mentalement du moins
le mouvement contraire vers la solution
des enchaînements, insistant — le divorce d'avec le corps
se transforme en parole, en sagesse, en vie
ce que les poètes seuls comprennent, appelant
«âme de la poésie» la poussée spirituelle...
Ce que Dante laisse entendre et dont il use idéalement
dans le chapitre trois du Paradis...
(Bref journal d'août)
(PREMIER ACTE)
Tu te lèves ainsi que mes soleils
Le lait de la mère et sa main
la colline creuse
le rouge des pierres
les souffles la raison
l'express et le sifflement
les marques du corps
les Saintes Cènes
le mélode
l'archère
la moralité qu'on en tire
Tu dors dans mes veines
je m'éveille sur ton front
Une greffe au petit jour
les sonates oubliées
la caresse après et le baiser avant
la carte des destinations idéales
Un peu de terre pour la pluie
l'attente le moi présent
en quatre strophes
L'attente suffit
l'hématite dans le marbre
le nœud arabe sur l'encolure
Puis la coquille sans sourire
l'infini qui est secret
l'amertume de la racine
les yeux de serpent
Ici le vent s'efface
le manteau pour les pécheurs
les mamelons les pointes piquantes
les jurons et les plaisirs
le refus
avant que tu n'affirmes
La flotte invisible aux confins
la clameur et la viole de gambe
les éternelles promesses
le conte qui dit les jours et les grenades
la veine de la nuit intacte
Le goût aigre
le pain sec
l'eau dans le même verre
l'effronterie des vaincus
la vérité et leur mémoire
Ici et là
une photo froissée
une peur d'enfant
un bandonéon
pour éloigner le silence
(SECOND ACTE)
Le baiser arrive avec des vagues
le monologue les nuages
le tâtonnement
les gouttes au bout de l'eau
l'univers après l'univers
tes cuisses transpirent
elles ne m'effraient pas
le brouet noir que je n'ai pas refusé
le phare caché par la verdure
les épées les fêtes les festins
le butin dans les mains
Les mots rouillent quand ils se taisent
les îles se noient
les passants inconnus jettent un coup d'œil bref
la naissance
unit toutes choses
et le temps indéfini
les sens
et l'acceptation
la mémoire et la sagesse
ton visage est un paysage
l'épée de la tristesse est chantée
le beau a été soustrait
les noms pluriels
........................
la boussole pour le printemps
le corps pour l'âme
la vérité pour le corps
le voile s'écarte
les cicatrices s'effacent
le pouls trompe le passé
ta voix suffit pour deux fois
le va-et-vient est un cadeau — le sperme noble silencieux
L'invisible devient visible
les racines au sud permanent
les lys dans les cheveux blonds
M u s e e t p e n s é e h a b i l e r é c i t
p a i n b é n i t e t v i n
a v e u g l e p l a i s i r c h a n t f u n è b r e s a n s s u i t e
c i t é c é l e s t e f u i t e b i e n c o n n u e
c e n d r e s u r l a p e a u i n s t a n t d é s a l t é r é
f e m m e i n c o m p a r a b l e
mon vers que doit-il dire d'abord de toi ?
Les illusions brûlent par terre
La salive coule au milieu
L'abondance
habite la poitrine du Cygne
et sur tes toits.
(Voix)
Je commence à compter mes mots
dès cet instant, comme un naufragé sous le soleil
d'un monde obscur, dans la matrice des choses
et dans l'abbatiale des poètes athées
Lèvres charnues et sèches
instants pécheurs, portes qui grincent dans l'histoire,
je n'ai pas peur encore
je tords les doigts, t'embrasse, te déshonore
Le charme grande image, la beauté lent passage sans scrupules
entendre et partir
dehors dans les rues, je marche avec mon inquiétude,
à nouveau adolescent ou mort : silence
Lever mon verre de vin blanc
qui a ton goût — insatiablement boire
voilà ce dont je me souviens, chantant
l'heure lugubre, pour devancer le tourment
Nostalgie, de quoi ? On n'a rien sans lutte
force de la perfection, esprit de controverse
dans des bouches sonores faites d'hirondelles et de faucons
coulant dans des rivières antiques, décharnées
Je parle, moi l'insolent,
la langue du désagrément — immobile dans l'air
de l'autre saison, à l'aube
je frissonne, retiens mon pas, regarde en face ma vérité
Petite vie éteinte
souvenir coloré, les fruits du moissonneur
je marche parmi eux, j'officie dans un rêve
d'affirmation, très lent mais cristallin
Moi et toi, moi et nous, moi comme moi, je me lève
je déclame Ça, j'existe par le passé
météore dans la clairière, cercle sans fin
je mets à l'épreuve l'énigme du monde, l'Indicible
(Transversale)
*
«Dans ma notice autobiographique, je me dois de mentionner que je suis né à Athènes en 1969, que j'ai étudié la littérature byzantine et post-byzantine, que je me sens méditerranéen, que j'aime la création — dans tous les sens du terme — et que je ne crains pas la mort, bien que mon amour de la vie soit sans limites.
À l'âge de l'école je me sentais différent de mes camarades, je sentais remuer en moi un volcan d'émotions, de joie et de tristesse alternées, de bouleversements sentimentaux, causés par tout ce que j'observais autour de moi — les paysages, les gens — et en moi-même. Et quand j'ai compris que seuls les mots pouvaient m'apaiser, j'ai voulu inscrire ce que je voyais et pensais dans des vers. Je lis de la poésie sans cesse. J'écris moins souvent. Mais les poèmes ne s'arrêtent jamais — ils sont une lutte perpétuelle avec ma propre réalité, ils ressemblent à la lave brûlante dont je suis sûr que les «autres», les lecteurs, la ressentent chacun à sa façon. Mais cela est une autre histoire.
J'aime Dante, je lui «vole» le sentiment qu'il nourrissait à l'égard de la poésie, une fois exilé de Florence : c'est pourquoi je publie la revue en ligne www.e-poema.eu, j'écris depuis des années dans les journaux en cachant des poèmes derrière mes mots de journaliste, je traduis des poètes italiens, je m'occupe du Cercle de lecture de poésie, je publie des recueils de poèmes, sans jamais me soucier d'argent ni de gloire. Mes enfants, peut-être, diront un jour que j'étais poète, avec ou sans poèmes... C'est tout ce que j'espère.
Vassìlis Roùvalis déploie une activité débordante avec son site, ses éditions, ses manifestations, tout cela tournant autour d'une idée fixe : la poésie. Où trouve-t-il le temps d'écrire ? Pourtant son œuvre est en plein essor, avec trois recueils publiés : Psychisme natatoire (2001), Sud (2004), Bref journal d'août (2009), un autre qui va l'être : Voix, et un cinquième en préparation : Transversale.
Ses poèmes lui ressemblent, qui allient le tourbillonnement des émotions, des souvenirs personnels, des souvenirs de lectures, à la lenteur méditative de la contemplation. Devant nous défilent par fragments, dans un va-et-vient perpétuel, les paysages de la Méditerranée, la poésie grecque depuis Homère, l'italienne depuis Dante. La langue de cet érudit raffiné peut sembler parfois difficile, le lyrisme ardent de cet allumé nous entraîne au point que les obscurités ponctuelles s'effacent devant l'évidence lumineuse de l'ensemble.
[tr.: Michel Volkovitch. Παραπομπή εδώ]